Témoignage / réflexions sur la honte

cw : tortures, violences sexuelles, violences conjugales, maltraitances physiques, psychologiques, validisme, suicide, automutilation, violence de classe

 

Il y a un trou dans ma vie, comme dans un vêtement. Il y a un trou, mais plutôt pour les autres, parce que moi je sais très bien ce qu’il y a dedans. Parce que rien n’est vraiment réellement vide. Mais quand les gens remarquent ce trou, alors j’ai honte. Honte qu’il soit là, pourquoi ne l’ai-je pas mieux comblé ? Si il y a un trou c’est sûrement que je n’en ai pas fait assez ? J’aurais du le remplir, je n’aurais pas du le laisser naître, ou le voir assez vite, pour m’en occuper à temps, qu’il n’y ai pas de marques ou de creux. C’est ma faute. Je ne peux pas remplir ce trou, et quand les autres le remarquent, j’ai honte. Pourtant c’est tout un travail, de ne pas avoir honte, un travail à plein temps, et généralement invisible (qui créé souvent aussi d’autres petits trous).

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Il y a un trou dans ma vie, d’environ 2016 de la fin de mes études, à 2021 (et 2022, et encore après, et encore et encore). J’ai rencontré un gars, pendant ma licence, on s’est vite accroché et mis ensemble, j’ai redoublé mon M2, fini mes études l’année suivante, j’ai fais un service civique. Et puis quoi, ensuite ? Je sais jamais trop quoi répondre, quand les conversations polies avec des plus ou moins inconnu.es me pressent : pourquoi tu n’as pas continué dans le théâtre ? Pourquoi tu n’as pas travaillé ? Pourquoi tu n’as pas eu de grands projets ? Pourquoi tu n’as pas fait de sport ou pratiqué je ne sais quel loisir ? Qui remplirait aux yeux des gens ce trou en moi qu’on ne saurait apparemment tolérer. J’ai toujours quelques réponses simples, je suis tombé malade, en dépression, des handicaps de plus en plus présents, j’ai eu des difficultés, j’ai du partir de chez moi, j’ai été sdf. Des réponses simples, mais insatisfaisantes, parce qu’elles ne remplissent pas vraiment le vide, parce qu’elles me font me sentir faible, parce qu’elles me donnent la sensation insidieuse que au final, je n’ai juste rien fait. Une image oisive dans une société où il n’y a de mérite qu’à être productif. Alors j’ai honte.

D’accord je suis autiste et j’ai du mal à faire du réseau, mais j’ai du talent n’aurais-je vraiment pas pu en faire plus pour réussir à travailler dans le théâtre ? Après tout si d’autres y arrivent je dois réussir. J’ai fais un burnout en service civique, tout de même, quelques 35h par semaine à 500 balles pendant quelques mois dans des conditions dégueulasses ce n’est pas si terrible ? Burnout est sans doute un mot fort, ce n’est pas ça un burnout, on ne fait pas de burnout comme ça ? Certes je suis handicapé, et je n’en avais pas conscience, je masquais depuis toujours, mais est-ce que c’était si grave ? Est-ce que je n’exagérerais pas un peu, pour justifier de ne pas en faire plus ? Et puis, j’ai fais pleins d’entretiens d’embauches, des cv, des lettres de motivation, même des formations pour faire des cv et des lettres de motivation, et même si pôle emploi m’envoyait toujours vers des métiers nécessitant des formations que je n’avais pas parce que l’aide à la petite enfance c’est un peu pareil que faire du théâtre, est-ce que je n’aurais pas pu faire mieux ? Est-ce que je n’aurais pas dû insister, trouver un moyen de payer cette formation, de la financer ? Est-ce que même si je rentrais de chaque entretien en larmes en pensant que cette fois j’allais vraiment sauter du 13ème, n’aurais-je pas dû continuer ? Insister ? Quand le mcdo d’en bas m’a dit qu’il y avait des personnes plus qualifiées que moi, pour n’importe lequel de leur poste, n’aurais-je pas dû me rendre compte que je ne servais et servirais jamais à rien et que je devrais vraiment sauter du 13ème ?

Ça ne serait pas très propre, il y aurait eu du sang, des témoins traumatisés. Je disais toujours à mon ex que quand je me suiciderais je ferais de mon mieux pour qu’on ne me retrouve pas, je prendrais la voiture, même si j’ai peur de conduire, je partirais loin, aussi loin que possible, là j’abandonnerais la voiture, pour brouiller les pistes, et je trouverais quelques part un endroit pour mourir. Quand je repense à ça, à toutes les fois où j’ai expliqué comment j’allais m’y prendre à mon ex, je trouve ça ironique. Ironique d’avoir pris ma voiture un matin, d’avoir roulé le plus loin possible, d’avoir brouillé les pistes, pour pouvoir m’enfuir. Ironique, d’avoir utilisé quasiment point pour point mon plan pour me suicider, pour lui échapper et survivre.

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Rationnellement, je sais la plus part du temps que ce n’était pas ma faute, j’ai depuis quelques temps gagné du terrain sur la honte, je peux dire sans trop de difficulté ce dont j’ai été victime, je peux le crier, le hurler. Je sais aussi ce qu’est le validisme, le capitalisme, les discriminations, je sais que je suis handicapé, je sais que si je n’arrivais pas à trouver de travail, si j’allais mal, ce n’était pas parce que je ne faisais pas assez d’effort, parce que j’étais trop sensible, trop flemmard, trop bizarre, pas assez motivé, que j’exagérais, ou d’autres excuses comme toutes celles qui me viennent par la tête par moment. Je sais que là où des inconnus voient un trou dans ma vie, il y a des années de violences, physiques, psychologiques, économiques, sexuelles, de la coercition, de l’exploitation, de la maltraitance, de l’enfermement, de l’exclusion.

Je ne sais pas toujours exactement comment le nommer, au début ce n’était rien, un miasme, une souffrance en silence, des doutes, des inquiétudes, surtout des autres, du déni de moi, et puis c’est devenu quelque chose, identifié, nommé, avec des outils pour comprendre et se battre : violences conjugales. Il y a un an approximativement le récit des tortures que j’avais subies est enfin sorti de moi, et d’autres mots sont venus, plus précis : esclavage sexuel. Parce que j’étais prisonnier d’une personne qui m’exploitait et me torturait sexuellement. Ce n’était pas mon compagnon, il n’y avait pas d’amour dans nos baisers. il n’y avait pas d’amour quand j’étais terrorisé, que je devais obéir, au risque sinon d’être écrasé, étranglé, étouffé. Il n’y avait pas d’amour quand il m’appelait sa chienne, me traitait comme son objet sexuel, même en public. Il n’y avait pas d’amour quand il me privait de sommeil, quand il m’humiliait, quand il m’apprenait à répéter comme un perroquet « oui j’ai envie que tu me prennes, que tu me baises, que tu me traites comme ta chienne, je le mérites » à chaque viol pendant des années et des années, le tout en mimant le degrés d’excitation sexuel suffisant (mais jamais assez) pour qu’il soit satisfait.

Esclavage sexuel. Je ne sais pas si ça convient non plus, parfois je me dis que je m’approprie un vécu qui n’est pas le mien, l’esclavage c’est différent, c’est pire que ça, ce n’est sans doute pas bien d’utiliser ce terme, pas respectueux envers les vrais victimes. Même si en soit je coche pas mal de case : aucun accès à des ressources économiques (et oui, j’ai grappillé de la thune comme je pouvais, à coup de sommes de rien du tout, parce que même si j’avais d’un côté droit à rien, j’avais la charge financière de payer des choses comme les assurances, l’essence, l’entretien de la voiture). Une liberté de mouvement, d’action, extrêmement réduite, une incapacité à faire des choix, toutes mes activités surveillées, pas de contact avec des gens sauf dans des cadres validés et surveillés (sauf quand je les dissimulais). Un maître, qui se voulait nommé comme tel, et qui me considérait comme sa propriété et son bien disposable (et j’ai lutté, je me suis battu pour résister, parce que le mot maître me brûlait, mais si je dérogeais, j’étais immédiatement violemment puni). Des ordres, des règles tacites à suivre, encore des punitions. Une totale objectivisation de mon être, mon identité totalement détruite pour n’être plus qu’un objet à destination sexuelle.

Un objet, non pas un corps, mais un objet, sensé répondre, réagir, obéir, faire, selon la volonté de son maître, même s’il ne peut pas fonctionner comme ça, même si ça va le casser, même si ça peut le tuer. Le concept d’intégrité physique n’existe plus quand on a arrêté d’être un corps, que l’on est devenu un objet, programmé à servir. La problématique n’est plus la violence, mais de risquer de ne plus être fonctionnel, voir de mourir. Le viol est une donnée habituelle, désagréable, violente, mais habituelle, ce qui devient préoccupant c’est telle pratique mise en place qui peut nous causer de graves blessures, ce qui devient préoccupant c’est la façon dont il nous étouffe, plus fort, plus longtemps, plus violemment. Ce qui devient préoccupant c’est de ne plus être en état de servir correctement, de devenir trop insatisfaisant, et des conséquences que ça entraîneraient : plus de violences, de punitions, être tué.

Mais bon, des fois, je me dis qu’esclavage sexuel ce ne sont pas les bons termes, alors je dis coercition et exploitation. Même si très souvent dans ma tête, dans mon corps, c’est mon maître, et je suis un objet (esclave, je veux dire esclave, parce que ce texte est horrible et indigeste et que j’ai peur d’utiliser des mots encore plus rebutants, stigmatisants, parce que me sentir comme ayant été un esclave me fait me sentir en danger, objet paraît un mot plus facile, moins dégoûtant, moins outrageant, moins choquant pour qui que ce soit qui lirait ces lignes). 

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J’ai gagné du terrain, je sais généralement qu’il était coupable, que ce n’était pas ma faute, je le sais rationnellement et même des fois émotionnellement, je sais en parler, je sais le penser. La honte de ce qu’il m’a exactement fait subir est maintenant moins un problème que la frustration et la douleur des jours où pendant des heures je suis à nouveau un objet. Parce que j’ai fais un cauchemar, parce que j’ai une crise de PTSD, parce que, parce que. Ces jours là, ces heures là, je disparais, je me fonds dans une forme façonnée, je me fais mal, j’ai mal, je me veux du mal, je me souhaites du mal. Je ne reconnais plus le jour, l’année où le lieu, je ne sais plus qui je suis, je me mégenre, me trompe de nom. Je ne sais plus faire des choix, vouloir, prendre des décisions. Je constate avec fatigue et frustration la crise passer, le temps perdu, les activités reportées. Des fois je me sens triste, en colère, souvent contre moi même, la plupart du temps je me sens sale, pas juste sale, pas comme si j’avais transpiré longtemps, pas comme si j’avais traîné dans de la terre. Je prends une douche assez chaude pour brûler ma peau, j’en sors rouge, et je me sens un peu mieux. Je mets en place toutes les petites choses que j’ai construites pour l’après crise. J’essaye de ne pas culpabiliser, de la crise, du temps perdu, je prend le temps nécessaire pour me redonner un peu d’amour propre. Pour prendre soin de moi. La honte, si elle se ravive dans ces moments, s’efface rapidement, elle redevient cette chose silencieuse et que j’ai fini par dresser, une condition à ma propre survie.

Mais parfois la honte me frappe par d’autres chemins, et sous des formes que je n’arrive pas encore à dompter. Elle stagne en moi, comme une question sans réponse, et elle souffle, met le feu à ma colère. Il y a un trou dans ma vie comme dans un vêtement. Mais seulement aux yeux des autres. Ceux qui savent ne demandent évidemment pas, et ceux qui ne savent pas, j’ai appris qu’avec eux, ces choses on ne les dit pas : « Parce que tu ne les connais pas, tu ne peux pas déballer ta vie comme ça, et puis c’est violent, tu peux pas balancer ça comme ça aux gens, ils n’ont pas à savoir, ça te concerne, pas eux, c’est privé, tu ne dois pas en parler, et qu’est-ce qu’ils vont penser ? Ça va leur faire peur, ça va leur faire mal. Ils ne te croiront pas. Ils penseront que tu es un monstre ou pire, un objet. Tu ne fais que te plaindre, arrête de te plaindre, arrête de te comporter comme une victime, tu fais ça pour attirer de la pitié non ? Arrête de ressasser ces choses là, passe à autre chose. »

Je ne peux pas répondre.

« qu’as-tu fais ici dans ta vie ? »

Eh bien, j’ai été victime pendant tous ce temps d’esclavage sexuel, ou bien j’ai été victime de violences sexuelles dans une situation de coercition, ou j’ai été victime de violence conjugales, ou j’ai été victime. Je ne peux pas dire : je n’ai pas travaillé, ou fait ci, ou ça, parce que tel homme m’a séquestré, maltraité, violé pendant tout ce temps. Je ne peux pas dire : j’allais mal parce que tel homme m’a fait du mal.

Je ne peux pas dire.

Alors je donne des excuses, pour couvrir, cacher. Et je prends sur moi, la honte, la culpabilité. Je n’ai pas pu continuer le théâtre parce que je suis handi. Ma faute. Je n’ai pas pu travailler j’allais mal. Ma faute. Je n’ai pas fais grand-chose pendant cette période. Ma faute. Comme si ma vie soudainement était un vide. Comme si j’avais dormi trop longtemps, que j’avais oublié de me réveiller.

Des réponses, insatisfaisantes, parce qu’elles me font me sentir faible, coupable, pas assez bien, pas assez productif, pas assez. Des réponses où il n’y a que moi et un profond et injuste mensonge. Des réponses où là personne responsable, qui m’a torturé, séquestré, violé, est totalement absente, inexistante. Des réponses qui arrangent, tout le monde, sauf moi. Des réponses que ça ne dérangent pas de recevoir. Même si pour ça je dois mentir, trouver dans la panique un moyen de déformer la réalité, la vérité, pour qu’elle soit correcte, pas choquante, pas trop bizarre, pas dégueulasse. Des réponses où je suis seul, responsable, coupable.

Cette honte là, elle reste sur moi, en moi, elle me pointe le trou, comme une erreur, une maladresse, quelque chose que j’ai mal fait, à quoi je n’ai pas prêté assez attention, où je n’ai pas produit assez d’effort, ou même au mieux, un accident. Elle reste, avec son injustice et sa colère. Elle reste, en même temps que les mots redeviennent durs, en même temps que je trébuche à nouveau sur mes phrases, lorsque je parle des violences sexuelles. Elle reste. Et les douches chaudes, et les crises, et la douleur sont plus fréquentes. Elle reste. Et à chaque fois, elle me rappelle que quelque part, pour le système patriarcal, pour le système capitaliste, je suis coupable, responsable d’avoir été victime, et que mon agresseur lui, est totalement invisible.

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J’aimerai que ce soit plus simple, de dire ce que je n’ai pas fais pendant ces années là, j’aimerai que ce soit plus simple, de dire ce qu’il s’est vraiment passé pendant ces années là. J’aimerai pouvoir répondre « ici je n’ai pas pu vivre, j’étais victime d’un homme qui m’a séquestré et violé. » Et que ce soit une forme de réponse acceptable. Que je ne sois plus forcé de porter la responsabilité de ce dont j’ai été victime. Que l’on ne me condamne pas au silence, à une forme de devoir toujours imputé aux victimes de se taire. Que je ne soit plus obligé de fournir des justifications qui me font me sentir faible, qui me font avoir honte. Une forme de réponse où l’homme qui m’a privé de ma vie, de mon identité, de mon intégrité physique et morale, qui m’a torturé, existe, est visible, et est responsable. Je ne veux plus avoir honte parce qu’il n’est pas correcte de dire qu’on a été violé. Je veux éprouver la tranquillité de pouvoir répondre simplement, et que l’on puisse avancer, passer à autre chose, ne pas être obligé de s’arrêter dessus, ou de pouvoir le faire mais seulement si je le désire et si j’y consens aussi.

Pour moi comme pour beaucoup de personnes, les violences sexuelles, dont on n’accepte pas de parler à la table du déjeuner sont aussi communes que les discussions sur la composition du dessert. Je ne veux plus devoir me cacher. Je ne veux plus devoir mentir. Quand je mens, quand je me tais, quand je me cache, j’obéis, à mon agresseur, à ses règles, mais aussi au système patriarcal, à sa culture du viol. J’entretiens ma propre objectivisation, ma honte, ma culpabilité. Je me maintiens à ma place d’objet. Je défais encore et encore mon identité, mon intégrité. Je constate encore et encore mon insignifiance, mon inhumanité. Je ne veux plus devoir prendre la responsabilité des violences dont j’ai été victime. Je ne veux plus devoir endosser le manteau de la honte et sa peau à vif pour ne pas déranger au confort du monde.

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