[Chroniques de Magnolia] Cassettes retrouvées dans un grenier


Toute cette histoire débute dans un grenier poussiéreux, avec un toît laissant quelques raies de lumière passer. Il est rempli à ras bord de caisses en bois et d’objets pas bien intéressants sauf pour leur propriétaire et ses proches. Néanmoins, un gros coffre verrouillé attire l’attention de petites mains agiles. Armées d’un trousseau de clés, elles ne devraient logiquement pas avoir de mal à déverrouiller ce coffre. Du moins, c’est ce que se disait la gamine au bout de ces mains. Après une dizaine d’essais infructueux, dont trois avec la bonne clé, le coffre révèle son intérieur. Des cassettes. Plein de cassettes. Trop de cassettes ? Surtout pour une gamine n’en ayant jamais utilisées. Mais il se trouve que si jamais elle devait essayer d’en lire, elle n'était pas loin du bon endroit.

Et c’est ainsi que les pavés noirs se déversent sur la table d’une pièce allouée à une technologie totalement démodée. Suite à une séance de branchement un peu anarchique, un des écrans de la pièce (étrangement massif quand on n’a connu que les écrans plats) s’allume. Cet écran, noir pour le moment, est relié à deux machines au fonctionnement cryptique censées lire ces cassettes (machines que l’on appelle plus communément “magnétoscopes”). Jusqu’à preuve du contraire les deux machines pourraient lire ça, en tout cas pour quiconque ayant une connaissance basique d’un circuit d’information électrique. La gamine, elle, décide au pif, de dénigrer le magnétoscope s’appelant Betamax, et d’insérer la cassette qu’elle a en main dans le magnétoscope nommé VHS. Celle-là, elle l’avait choisie soigneusement, sachant qu’elle n’aurait pas le temps de tout regarder. La cassette s’appelait « Magnolia Hotel 1 », et notre gamine aimait beaucoup les magnolias. Sans faire plus d’histoire, le magnétoscope accepte la cassette.


On voyait un grand bâtiment, un peu sans âge, un peu banal. Il se contentait d’avoir une cour avec une petite allée pavée, de l’herbe fraîchement pas coupée à ras, encerclée par un mince grillage noir, extention d’un muret banal d’un gris pollution-pierre. Derrière cet homme et demi de muraille, se dressait la bâtisse de briques, dont les fenêtres troublées laissaient passer un orange chaud d’ampoules trop vieilles. Un panneau suspendu au-dessus de la porte d’entrée indiquait « Hôtel Magnolia » semblant d’un autre âge, mais très sincèrement pas de quoi bousculer des historiens·nes antiquaires spécialisés·es dans les panneaux dépassés. Bref, un bâtiment semblant un peu banal. Dans une rue franchement banale. Cette image était même un peu chiante si vous voulez l’avis de la gamine.


« C’est pas comme ça que papi m’a dit que ça marchait, c’est nul ! » Apparemment le visuel figé de l’Hôtel Magnolia ne convient pas à notre petite espionne. Et même si je la comprends, je ne peux que rouler des yeux en sachant à quel point elle galère pour un détail technique trivial. Il se trouve que… exactement comme elle vient de le faire, mais un peu trop vite pour que je vous explique et vous décrive la situation, elle appuie sur le bouton « play » du magnétoscope. Il aurait juste fallu qu’elle appuie sur ce bouton plutôt que de s’énerver (énervement que je comprends parfaitement néanmoins)… Mais j’imagine que vous vous intéressez plus à la cassette qu’à ce micro-évènement. Non parce que là, on a qu’une gamine qu’a piqué des VHS à son grand-père… et qu’a réussi à pas les mettre dans un lecteur Betamax ! Rien de sorcier.. Mais sincèrement se trimbaler encore un lecteur Betamax ! Alors que tout le monde se foutait déjà de ce format à l’époque, franchement, je trouve ça presque vulgaire. Oui vulgaire, je le dis. Hein ? Ah oui ma narration, pardon. Donc la gamine a enfin réussi à appuyer sur le bouton « play » du magnétoscope, et ses yeux fixent de nouveau l’écran.


Le vent faisait se balancer doucement le panneau nominatif. Devant le bâtiment, arrive un bel homme, blond, dans la quarantaine, avec un micro en main. Il regarde dans la direction de la personne qui filme en faisant un petit sourire pincé.

« - Mais du coup, vu que t’es là en contrat court, et pas embauché à l’année, si t’as la chienne, tu me le dis et on part. Je vais pas te faire prendre de risques pour trois piastres.
-T’inquiète pas, dit une voix grave mais jeune dont on n’arrive pas à déterminer la source. Franchement ça fait trois ans que je travaille pour la boîte avec que des contrats de deux semaines, j’espère bien finir par être pris à l’année au bout d’un moment. Et ce genre de reportage, si on fait bien notre boulot, ça me permettra de décrocher ce contrat.
-Tout comme quand tu as filmé dans une mine d’amiante avec un masque chirurgical merdique. Syndiques-toi gamin. Je te le dis, si tu leur fouts pas le nez dans la merde tu vas te retrouver à ruiner ta santé pour rien. Je sais que t’es heureux derrière ton camescope et dans les salles de montage, mais te laisses pas exploiter comme ça.
- Allez, tu me prends l’air avec tes trucs de coco, je suis là pour filmer l’hôtel où vivait un macchabé, je vais donc faire mon travail si cela ne te déranges pas. »

Le cadre de l’image se déplace. Quelques petites bandes grises viennent troubler l’écran, qui, jusqu’à présent, retranscrivait assez fidèlement le tournage. En montant, on commence à découvrir que nous n’avons pas affaire à un bâtiment banal, mais bel et bien à un grand immeuble inquiétant. Le long des fenêtres troubles, des corps s’affairent sans qu’on sache vraiment quel est leur but. Certains corps ont des ombres décharnées, d’autres semblent ne pas avoir de mouvements clairs, comme s’ils n’étaient pas vraiment de ce monde. Une longue canalisation passe le long du troisième étage sans que l’on comprenne vraiment l’intérêt d’un point de vue tuyauterie. « L’aile Ouest pour la chambre du mort. » Ainsi l’image bouge vers cette prétendue aile Ouest. La fenêtre est fermée, et se trouve être vraiment vide de tout intérêt, mis à part l’information qu’il y’a eu un mort là dedans. Elle pourrait y stocker quelqu’un de vivant, ce qui alors viderait cette pièce de toute forme d’intérêt. 

« J’avoue que c’est grand. Étonnamment grand. J’ai jamais fait gaffe à cette taule alors que j’ai habité à trois rues de là pendant deux ans… Si tu peux venir m’aider à stabiliser la caméra, je vais me tordre pour prendre le bâtiment dans sa hauteur, y’a une bonne contre-plongée à faire. » L’image tremble un peu et prend encore plus de hauteur, on y voit le quatrième étage, similaire à ses comparses, puis le cinquième se distinguant par ses fenêtres calfeutrées. « C’est weird ça ! » Puis s’étant affairée un peu longuement sur cet étage, la caméra continue son ascension, pour enfin laisser s’afficher le toît de l’hôtel et le ciel nuageux. C’est grand, grisé par la pollution, austère et vieux. 

« - Alors ? T’as des images propres ?
- Je n’ai que ça. Dès que tu es prêt on fait le plan de l’incroyable introduction journalistique qui fera rougir de jalousie toutes les rédactions avides de faits divers.
- J’intercède déjà en ta faveur pour que tu sois embauché avec un vrai contrat, tu n’as pas besoin d’utiliser de viles flatteries.

- Peut-être, mais il se trouve que le vile flatté est toujours joyeux devant la caméra, ce qui fait une bonne partie de son charisme.
- Ces arcanes de cameraman sont terrifiantes. Allez… humhum... bebabibobu bebabibobu… » Pour la dignité de notre journaliste, on jettera un voile pudique sur le reste de ses exercices vocaux. Néanmoins, sachez que ça a beaucoup fait se bidonner la petite fille de la salle des écrans.

« Ici Albin Lajeunesse pour TVA ! Il y a trois jours dans le quartier Saint-François-Xavier, au troisième étage de l’hôtel Magnolia, qui se trouve juste derrière moi, le corps d’un homme nommé George a été retrouvé dans un état que les légistes ont qualifié de « parcellaire ». Beaucoup de choses interrogent quant à l’affaire, notamment le rapport des autorités qui ont qualifié la mort de l’individu comme étant « Une mort par arrêt du cœur ». Néanmoins, il n’y a pas besoin d’être médecin légiste pour se dire qu’il y a de nombreux problèmes entre la conclusion de l’enquête et l’état du corps. Bien que nous devons taire son nom de famille par demande de la police et de l’établissement, l’hôtel Magnolia a accepté de nous recevoir en exclusivité pour apporter des éclaircissements sur cette bien étrange affaire… » Notre journaliste reste quelques secondes à sourire bêtement à l’image, sans avoir calculé qu’il était devant un panneau donnant le nom de l’hôtel, puis souffle en déclarant « C’est bon, coupe. Et s'il te plaît passe-moi ton lacteur, j’ai oublié le mien dans le camion…»

L’image devient noir, avant de revenir d’un coup, troublée, comme si on avait mis un voile flou sur l’objectif. Tel le rideau du théâtre, avec une petite capsule de plastique. On était dans un hall d’entrée plutôt spacieux, avec deux colonnes en bois sombres proprement lustrées. Derrière le comptoir du même accabit, une femme, la petite trentaine, très élégante avec de longs cheveux noirs, une robe verte foncée, en train de peaufiner un vernis violet foncé déjà trop parfait. L’image, ainsi que le journaliste, avancent vers elle calmement. La moquette est colorée de teintes ternes, la lumière blanche/jaune, frise trop l’orange pour que les ampoules utilisées soient de première fraîcheure ; la clareté retrouvée par l’image permettait de saisir ce type de détails. Devant le comptoir, notre journaliste se penche légèrement devant la dame, puis avec tout le miel du monde dans la voix, à croire que son père était un voleur de ruches, il s’adresse à elle :


« - Bonjour madame, excusez-moi de vous demander pardon, dit-il d’une voix emplie de fructose, je me présente, Albin Lajeunesse. Nous venons de la part de TVA, les Télédiffuseurs Associés, je souhaiterais pouvoir parler à monsieur Hall.

-Bonjour… J’ai le regret de vous annoncer que grand-père a sans doute totalement oublié ce rendez-vous avec la télé. Les derniers jours ont été particulièrement éreintant, surtout avec cette session de Bingo qui a totalement dégénérée. Si vous souhaitez pouvoir lui parler en personne, ça ne sera pas aujourd'hui… mais j’imagine que vous ne vouliez pas que lui parler…

-Vous êtes aussi perspicace que belle. Effectivement il nous avait donné un accord pour…

- Il n’y a rien de perspicace à savoir ce que fait une caméra allumée ici, coupa-t-elle après avoir hésité un instant suite à cette lamentable approche. Dites ! Le professionnel du duo, c’est quel modèle votre caméscope ?
- Le tout dernier Canon, le VME-1, dit fièrement une voix venant d’on ne sait-où. J’ai économisé pendant un an pour me le payer à sa sortie. Vous vous intéressez à la technique ?
-On va dire que je me suis amusée quand je ne remplaçais pas grand-père. J’ai fait mes armes sur le GR-45, et j’avoue ne jamais avoir su me séparer de cette petite machine. Même si l'image n'est pas parfaite, et que le son est parfois douteux et…  Son regard se perd comme si elle venait de sortir une énormité. Enfin vous verrez quand vous le testerez. Bon, vu que je suis ici pour remplacer mon grand-père, j’imagine que je vais le remplacer aussi pour cette interview. Cela vous convient, le blondinet ?
-Heu oui, oui j’imagine que ça convient. Albin, fort et fier 30 secondes auparavant, se liquéfie en flaque de sueur à vue d'œil. Vous êtes ?
-Vanessa Pattel-Hall, remplaçante de monsieur Hall et en ce moment artiste plasticienne, quand je ne travaille pas ici. Heureusement pour moi, monsieur Hall est un homme plein de réserve. Pas comme vous, j’ai l’impression que vous allez défaillir. Avez-vous besoin d’un verre d’eau ? Un café ? Un cosmopolitan ?
- Je prendrais bien un petit café aussi, dit la voix assurée dont on ne connaît toujours pas l’origine.
-Je prends la même chose et désolé pour le dérangement, bafouille cette fois Albin en se vautrant sur une chaise. Okay, je supporte mal la chaleur ici... laissez-moi m'asseoir... Henri, il me faut une pause, s’il te plaît tu peux assu… »

 

La cassette s'est arrêtée brusquement. Fascinée par cette voix qu’elle semble reconnaître et dont elle a deviné la présence derrière la caméra, la petite se met à fouiller dans les cassettes amassées sur la table. Celle-ci refuse d’aller plus loin. L’artefact antédiluvien ne parvenant pas à faire tellement mieux. Ou alors, des forces occultes à l’oeuvre refusent qu’il se passe vraiment quelque chose dans ces images. Peut-être, au fond, les bandes de l’enregistrement analogique expriment le sentiment profond, de l’épuisement et de la lassitude, d’avoir diffusé les images de ce mec, essayant de draguer minablement cette inconnue, et de se retrouver en plein malaise, après en avoir infligé un à tout le monde (même à la petite). Le temps que ces constats se fassent dans ces lignes, notre infiltrée dans la salle vidéo a trouvé une autre cassette, nommée sobrement Magnolia Hotel 2. Puisque, visiblement, la cassette 1 ne contient pas une comédie romantique se passant dans les neiges de l’hiver en Ontario, il lui semble très probable que ça soit la suite de l’enregistrement des évènements de Magnolia Hotel 1.

Quand l’action reprend, on voit les protagonistes à une table : le journaliste blond, la dame en robe verte et un homme. Chauve, plutôt jeune, des lunettes rectangulaires et en surchemise à carreau. Cet homme, ce visage, la petite le reconnait, malgré les imperfections liées à l’âge de l’enregistrement, et il porte une boucle d’oreille à droite, comme le propriétaire de cette cassette et de la salle vidéo. C’était lui, elle en était certaine. C’était son grand-père, il y a vraiment très très très très très longtemps. Les trois fumaient autour de la table, ils semblaient être dans un réfectoire, le caméscope posé à leur hauteur.


« - Je dois bien vous avouer, madame Pattel-Hall, la chaleur de votre hôtel est inhabituelle pour la région. Surtout avec le froid de canard qu’il fait dehors...

- Et c’est pour ça qu’un petit coup bien placé dans de sales habitudes vous a mis dans cet état. La preuve que la misogynie est un fléau pour la santé, ça serait sans doute la leçon que vous pourriez retirer de tout ça. Mais je dois bien vous avouer que je ne pense pas que vous vous souviendrez de ce jour pour ça.

- Comment ça ? demande grand-père, il ne doit pas avoir plus de 30 ans alors.
- J’aimerais pouvoir vous dire pourquoi monsieur Bouchard, mais vous ne me croiriez pas. Mais ne vous inquiétez pas, vous saurez bientôt. Le mieux que nous puissions faire à présent est que je vous aide autant que possible à faire votre travail.
-…

-…

- Je vous assure que je vous aiderai autant que possible pour la prochaine heure. Après, j’ai bien peur que cela n’interfère trop dans mon travail. Vous avez de la chance, ce sont les horaires calmes de l’hôtel. Donc que voulez-vous savoir ? »

S’ensuit un long entretien, scrupuleusement pris en note par le journaliste blond, malgré le fait que tout soit enregistré dans une qualité tout à fait acceptable. La petite a beaucoup de mal à suivre. Elle apprend que quelques jours auparavant, un homme nommé George a été retrouvé mort dans sa chambre, mais pas seulement mort, il avait été complètement éparpillé dans la pièce. Pas de dates précises, et il y avait aussi des incertitudes sur le lieu de la mort. Ce George était, jusqu’à preuve du contraire, sans famille. Il n’avait pas l’air particulièrement aimé dans l’hôtel, mais personne ne semblait suffisamment le détester pour ça. Alors, était-ce lié d’une certaine façon à un trafic quelconque ? Bien que la gamine ne saisit pas pourquoi on lui parlait de la circulation des voitures, apparemment c’était quelque chose de très important pour ces trois personnes. Enfin, la plupart des locataires de l’hôtel y vivaient à l’année. Chose inhabituelle pour un hôtel. La dame répondit élégamment :

« - Il est des lieux qui sont pour les dingues et les paumés. Pour les déshérités et pour les personnes n’ayant plus aucun endroit pouvant ressembler à une maison. Ce lieu est la fierté de ma famille depuis très longtemps. Il en a toujours été ainsi, depuis son ouverture.
- C’est beau ce que vous dites, dit le blond. Mais force m’est de constater que rien ne colle dans les rapports de police, tout comme dans votre témoignage.
- Mais mon témoignage est raccord aux rapports de police. Pourquoi la police ne vérifierait pas quelque chose qui vous semble si abscon alors ?
- Et bien… Albin cherchait à gagner du temps en laissant traîner ses mots, il devait trouver une faille. Tout simplement puisqu’elle n’a pas pu analyser les lieux du crime ?
- Et donc elle n’aurait pas fait un rapport complet que vous auriez pu consulter. Elle n’aurait que de simples témoignages abscons, qui doivent être consolidés pour le rapport en bon et dû forme dont vous me parliez. George a été retrouvé dans sa chambre, entre Dimanche et Mardi, les datations des légistes concordent. Jusqu’à preuve du contraire, il n'a pas été tué dans l’enceinte de l’établissement. Aucune trace de lutte dans sa chambre. Voire, la police semble penser que quelqu’un y a ramené ses charpies. Je n’ai pas été placée dans le secret des dieux tout comme mon grand-père. Interrogez-moi autant que vous le voudrez, mais je ne suis pas en mesure de vous en dire plus quant à cet événement, ni moi, ni mon grand-père n’en savons plus. Évidemment beaucoup de personnes ont été interrogées et, on nous a laissé nettoyer la chambre pour pouvoir l’ouvrir à une nouvelle personne. Je crains que cette enquête frise l’insoluble, mes amis.

-Mmm… Albin Lajeunesse n’avait visiblement plus de failles potentielles à exploiter. Et si vous nous montriez la chambre du défunt ?

-Le mieux que je puisse faire est de vous amener devant sa chambre. Mais nous n’avons plus que 17 minutes ensemble. Est-ce ce que vous souhaitez ? Ne préférez-vous pas siroter un cosmopolitan ?
-J’insiste, vous avez remis en doute mon professionnalisme, alors je me dois d’être bien trop curieux. »
Le jeune grand-père disparaît rapidement du cadre, et l’image prend une allure de bouillie mouvementée l’espace d’un instant. La proximité de la double porte marron foncée fait qu’aucune image un peu complète de la salle à manger n’est visible de la cassette. Notre groupe se dirige vers l’imposant escalier et ses marches en velours sombre. Personne ne parvient à parler durant les deux premiers étages. Rien d’anormal, mis à part le papier, particulièrement moche, et les tableaux glauques. Entre le deuxième et troisième étage un bruit de canalisation brusque arrête tout le monde, Vanessa perd immédiatement son calme pour s’exclamer avec un ton sévère :

« -Les enfants arrêtez vos bêtises ! On a des invités qui n’ont pas le temps de jouer ! »
Suite à quoi des bruits de canalisation bien plus faibles se font entendre. Personne ne dit rien, malgré l’étrangeté de l'événement, jusqu’à ce que le groupe arrive au troisième étage. Un côté du couloir est barré par une sorte de sas blindé. Avant même que quiconque puisse la contredire, Vanessa intervient : « Vous n’avez plus qu’un tout petit quart d’heure avec moi, et ça ne sera pas de trop pour ce que vous souhaitez savoir. La chambre de George est de l’autre côté, et nous n’avons pas le temps pour le sas, suivez-moi. »

Personne ne moufte, le groupe s’enfonce dans ce couloir sombre, en bonne partie à cause de certaines ampoules, franchement hésitantes à l’idée de fonctionner. Au milieu du couloir Vanessa s’arrête, en déclarant « Le 14 comme vous vouliez le voir, juste à côté du tableau où l’on publie les bulletins d’information pour nos résidentes et résidents. » La caméra s’approche de la porte, laissant voir le bulletin du jour, mais l’image bouge trop vite pour être lisible par la petite fille, qui de toute façon ne s’intéresse pas à ce détail. Elle veut voir ce qu’il y a derrière la porte. Ce qu’il se cache comme mystère dedans ; exactement comme cette main s’approchant de la poignée de porte. A peine a-t-elle pu toucher l’objet de ses convoitises qu’un éclair violet et beige vient lui taper dessus.
« - Pardonnez-moi mon ami, mais je n’ai pas été claire. J’ai dit qu’on pourrait rester devant la porte, pas entrer dans la chambre. Moi-même je ne l’ouvrirai pas, un technicien est venu en urgence pour de menues réparations ; et personne ne doit déranger les techniciens, sauf pour d'innommables urgences. Enfin, je me suis promise de sauvegarder votre intégrité, même si cela vous déplaît.

- Comment ça mon intégrité ? S'écria la voix tenant le caméscope, vous croyez qu’il va se passer quoi, qu’un technicien va m’agresser parce que je fais mon travail de cameraman ? Vous croyez vraiment qu’il en a quelque chose à carer que je filme ?
- Et comment que je t’agresserai, rugit la porte, t’arrête de gueuler et tu te casses de là si tu veux rester en un morceau !
- Mais y veut m'voir en beau tabarnak lui! Je vais aller lui expliquer de... »
L'enchaînement est assez brouillon, le caméscope tombe brusquement au sol et on entend un choc mou contre le mur. Aucun bruit de porte, aucun craquement, un silence de mort surplombe la scène… invisible à l’image puisque la caméra est tournée de l’autre côté. Après quelques secondes de silence, on entend Albin dire d’une voix péniblement calme :

« - Écoute petit. On est venus ici, parce qu’on voulait des images de l’hôtel ayant abrité ce mort, et ayant généré, en partenariat avec la police, un des avis de décès les plus louches que j’ai vu de ma carrière. Non seulement, rien ne porte à croire que le rapport soit mensonger, mais l’hôtel lui-même ressemble à une usine à cauchemars devenus réalité. T’as pas vu qu’on est passés devant une porte blindée y’a 5 minutes ? T’as pas vu les formes pas franchement humaines quand tu filmais dehors ? T’as pas vu le bulletin d’information avec trop de trucs juste pour un hôtel ? T’as pas entendu les ronronnements intenses comme si on était dans le ventre d’un chat ? T’as pas vu les tableaux qui des fois ouvrent les yeux et des fois les ferment ? ET T’AS PAS VU QU’ON A ÉTÉ ACCUEILLIS PAR UNE DÉMONE ???
-Vous exagérez mon ami, je ne suis démone qu’aux yeux des politiques conservatrices. Respirez un peu, et reprenez vos esprits. Monsieur Bouchard devrait bientôt arriver, et vous aurez plus d’explications.
-Qu’est-ce que mon père a à voir avec tout ça ?
-Je ne parle pas de votre père, mon ami. »

Avant que qui que ce soit ne puisse aller plus loin, la caméra voit s’ouvrir une porte et deux chaussures s’approcher d’elle. Personne ne dit rien. Derrière les chaussures, seul le couloir semblant ne jamais finir de sa moquette à motif terne et de ses ampoules déficientes. Personne ne semble pouvoir réussir à briser cet insoutenable silence. On entend le cameraman et le journaliste respirer bruyamment, comme s’ils étaient face à un fantôme. L’être, dont on ne voit que les chaussures, semble parfaitement calme, et prend tout le temps qui lui est nécessaire pour briser la situation.

« Henri Bouchard, dit posément une voix plus âgée que celle de notre cameraman, mais je suppose que vous l’aviez deviné. Je pense que je vous dois quelques explications à vous deux, si vous les acceptez, évidemment. Mais avant tout, juste une petite chose, je ne voudrais pas vous faire gaspiller de la bande. »

Des mains vieillies se sont affairées rapidement devant l’image, puis la caméra s'est arrêtée. Les yeux écarquillés, la petite fille est paralysée devant l’écran. Tout avait l’air parfaitement réel, mais rien ne pouvait l’être. Rien de plus ne sortirait de la cassette, aucunes explications. Rien de rationnel mais tout de réel, ce n’était visiblement pas un film d’horreur, ou si c’était un film d’horreur, alors il était trop bien joué et pas assez bien fait pour que ça en soit un. Trop de questions, pour une gamine de dix ans, aucune réponse imaginable. Rien. « J’imagine qu’il faut que je te raconte ce que m’a expliqué cet homme. » une voix retentit derrière elle, la faisant hurler de terreur. Son grand-père se tient là depuis au moins trois minutes, ne faisant pas le moindre bruit. Comme s’il laissait s’échapper un lourd secret à ce moment.

Une longue histoire, compliquée, remplie de rebondissements et d’explications techniques apaisèrent cette situation déboussolante pour l’enfant. Mais cette histoire ne saurait être racontée dès maintenant.


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Cette archive a été retranscrite à partir de la cassette. Les informations qu’elle contienne ne sauraient être plus précises. Peuvent s’y retrouver des incertitudes, voire des erreurs factuelles, entre autres à cause de l’enregistrement, mais aussi à de banales erreurs humaines. Que voulez-vous, personne n’est parfait, ce qui n’empêche absolument pas que nous prendrons, jusqu’à preuve du contraire, les informations glanées ici au pied de la lettre :

 

Bulletin d’information exceptionnel

A l’intention du piégeur-farceur de la douche du numéro 7 de l’étage 2.

On sait qui tu es, on sait comment tu t’y es pris pour que le pommeau de douche de l’appartement se désolidarise du tuyau, on sait que tu as fait ça pour rigoler, et tes parents sont prévenus de ta bêtise. Ils réfléchissent, dès à présent, à une punition adaptée pour te faire excuser envers l’équipe de l’hôtel, des techniciens, d’eux-même, et envers l’humour en général. Le résident du numéro 7 de l’étage 2 a déclaré que ça l’a bien fait rigoler, donc pense à ne surtout pas lui présenter tes excuses, mais plutôt à en rigoler avec lui dans une ambiance potache.

Maintenant que cet incident est réglé : Bulletin d’information exceptionnel aux résidents.

Nous aurions préféré vous informer de ceci plus tôt, mais monsieur Hall a fait un malaise hier soir. Rien de méchant, juste un peu de surmenage. Cependant il doit se reposer quelques jours, ainsi sa petite fille, madame Pattel-Hall, sera sa remplaçante. Et vu que c’est moi qui écrit le présent bulletin, je ne vois pas l’intérêt de parler plus longuement à la troisième personne. Je ne saurais être aussi imbue de moi-même. J’espère sincèrement que votre petit déjeuner ne s’est pas détérioré en qualité avec cette prise de fonction temporaire précipitée (et tant que j’y suis, j’espère que la blague du diablotin sautant caché dans le pot de confiture vous a diverti).

Aussi, aujourd’hui, entre le milieu de l’après-midi et sa fin, un duo de journalistes viendront rendre visite à Monsieur Hall. Vue que je suis adepte des surprises, je me suis bien gardée de les prévenir que je le remplaçais. Ils ont l’autorisation de filmer, mais n’auront pas envie de diffuser ces images pour des raisons qui leurs seront propres et qui se présenteront d’elles-mêmes à la fin de l’après-midi. Néanmoins, j’ai conscience que personne ici ne souhaite se retrouver inutilement sur leur pellicule. Pour que ces souhaits deviennent réalité, pensez à ne pas vous promener à partir du milieu de l’après-midi dans le hall, dans le réfectoire, dans l’escalier entre le rez-de-chaussée et le troisième étage, et dans le couloir du troisième étage. Un ami commun se chargera de faire en sorte que ces journalistes aient plus de questions que de réponses en sortant d’ici. Si vous voulez leur rajouter des questions, n’hésitez pas à vous promener, à partir du moment où vous entendrez un énorme bruit sourd, dans le hall, dans le réfectoir, dans l’escalier entre le rez-de-chaussée et le troisième étage et dans le couloir du troisième étage ; mais rappelez-vous de ne surtout pas être clairs dans vos paroles quand vous vous adresserez à eux afin d’ajouter encore plus de confusion à la situation.

Il nous a été signalé que des résidents perspicaces, tordus et curieux seraient capables de voir l’avenir dans des détails. Il serait sincèrement étonnant que cela soit le cas. Néanmoins, si vous en êtes capable, n’hésitez pas à expliquer comment vous avez fait à la chiromancienne du quartier, elle aurait bien besoin de renflouer ses caisses en étant plus efficace dans sa lecture du futur.

Enfin, bien que le pourquoi m’échappe, certains et certaines d’entre vous se sont mis à s’intéresser au championnat inter-régional de Badminton Junior, ainsi, j’ai réussi à obtenir ces résultats sur les matchs joués ce Week-End. Je ne pense pas avoir réussi à obtenir l’information pour tous les matchs, mais pour plus de précisions, vous n’avez qu’à acheter la presse sportive locale.

Miles gagnant contre Earl 2 sets à 0. David perdant contre Uguette 2 sets à 1. Salomon gagnant contre Emmet 2 sets à 1. Shun perdant contre Sofia 2 sets à 0. Phil perdant contre Abdul 2 sets à 1. Tara perdant contre Ignace 2 sets à 1. Alain gagnant contre Leslie 2 sets à 1. Esteban perdant contre Sylvia 2 sets à 0.

SI CE RÉSUMÉ NE VOUS CONVIENT PAS N'HÉSITEZ PAS À DEMANDER UN TRAVAIL DE MEILLEURE QUALITÉ À VOTRE PRESSE SPORTIVE, VOIR A ACHETER UN AUTRE JOURNAL QUE CELUI DE CES INCOMPÉTENTS. JE NE SUIS PAS FORMÉE POUR FAIRE CE GENRE DE TRUCS. Merci de votre compréhension.

C’est la fin de ce bulletin, je vous souhaite une magnifique journée, et n’oubliez pas qu’au Magnolia Hôtel, nous assurons votre tranquillité.

Mme Pattel-Hall
Bisous


Ecrit par Bicheyte



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