[Chroniques de Magnolia] Les choses invisibles

Note de l’archiviste : À coté du carnet, entre les lattes du sommier et le matelas jauni par le tabac, Rosie gardait caché un petit beretta noir, M1935, assez vieux pour avoir déjà servi. Il y avait aussi avec, une petite boîte à allumettes en carton, portant l’inscription “Seita”, et contenant 3 balles de 7,65 mm. Rosie ne fumait jamais à la fenêtre, les stores étaient toujours fermés. Ce qui devait être la cause d’une légère mais significative carence en vitamine D, due au manque d’exposition à la lumière du soleil. Rosie n’allait jamais à la fenêtre. Elle ouvrait le battant et s’asseyait ou se tenait debout serrée contre le mur, ses yeux fouillant dans les minces lignes de lumières qui filtraient à travers les stores. Elle allumait une Amsterdamer et restait longtemps à surveiller les silhouettes floues, qui allaient et venaient, s’arrêtaient parfois, quelques secondes, quelques minutes, ou un peu plus longtemps, devant l’hôtel. Donnant l’impression depuis l’intérieur que quelqu’un se tenait là, dehors, à vous regarder fixement (ce qui était le cas). Et cela-même en plein milieu de la nuit, lorsque vous étiez profondément endormi dans votre lit. Pendant ce temps, la fumée s'immisçait dans chaque particule, chaque chose, même les plus infimes. 



Avant la nuit 


J'ai été compromise. Les chiens du ministère se promènent maintenant dans les couloirs. Cet endroit n’est plus sûr. J’avais jamais vu un seul milicien ici avant aujourd’hui. J’ignorais comment le Magnolia faisait pour rester sous le radar, mais si je suis toujours en vie, c’est grâce à cet endroit. La première fois que je suis rentrée ici, on avait été pris dans une embuscade. L’un des nôtres nous avait balancé, en échange d'une place au sein du Parti, une putain d’illusion de confort en échange de nos soeurs et frères qui combattaient pour la seule chose vraie : la liberté. Nombreux de nos camarades, des amis proches, ont été assassinés, fusillés en pleine rue et pour ceux qui n’ont pas été tués directement, ils ont été emmenés dans les centres. Ils ne sont jamais revenus. On a été très peu ce jour-là à avoir la chance de s’en tirer. J’ai réussi à leur échapper en me réfugiant dans un vieil immeuble à l’abandon. C’est ce que je croyais du moins, je devais être désorientée, sûrement à cause de la panique au moment de l’attaque. Je pensais que c'était vide, que le bâtiment avait dû être détruit par les bombardements… S’y a bien quelque chose qu’on peut dire de cet endroit, c'est qu'il est loin d'être vide. C'est vivant, habité. Ça fourmille d’activités, jour et nuit, on dirait qu’il y a toujours quelqu’un de réveillé, à toute heure. Depuis que je suis là, j’ai jamais vu une seule fois le bar entièrement vide. Qui sait, maintenant que la milice est entrée, y aura peut-être personne demain au comptoir ?  

Le flic que j’ai vu a dit qu’il posait juste des questions sur Georges. Je ne sais pas s’il disait la vérité, s’il me soupçonne ou s’ils me surveillent. En tout cas, c’est pas un patrouilleur. C’est le genre, habillé en par-dessus gris ou noir, les gros bonnets, ceux que le ministère envoie directement. Enfin sauf que lui son par-dessus est beige, mais ça change rien, ce sont tous les mêmes, c'est à ça qu'on les reconnaît. On dirait des copies conformes, des vrais clones, habillés pareils, coiffés pareils, qui parlent et bougent pareils. Tout droit sortis d'usine. Un même moule, pour l'humanité entière. Y sentent tous la même odeur, quelque chose de rance et de pourri, qu'aucun parfum de lessive ou de fumée de cigarette arriverait à planquer. Bien que lui, lui y sentait bizarre, y sentait une odeur de gâteau brûlé. Son visage aussi l’était étrange, je saurais pas dire pourquoi, j'ai à peine pu le voir sous le grand fedora qu'il portait. En tout cas, eux quand tu les vois, tu sais que ton temps est compté. Je savais que quelque chose comme ça pouvait arriver, n’importe quand. On passe tous notre vie à anticiper ce moment. Même les employés modèles, même ceux qui se conforment, même les bons pères de famille. Personne n'est irréprochable. Tout le monde vit dans la peur, et elle fait faire des erreurs. C'est quelque chose dans notre tête, une crainte, ou une envie parfois, comme une sorte de tentation, et toujours la même question : ai-je fait quelque chose pour lequel je pourrais être arrêté ? Vient ensuite la paranoïa : m'a-t-on vu ? Ce sentiment de peur, c'est ce qui nous rend coupable. Si je fuis ça confirmera leur soupçon. J'avais quelque chose à cacher, et l'intention est une forme suffisante de culpabilité. Peu importe qu’ils sachent de quoi je suis coupable ou non, ils le découvriront au moment des interrogatoires. Ils trouvent toujours quelque chose, s’ils ne trouvent pas, alors ils inventent un motif, une raison, une faille.

Dans les campagnes du Ministère de la Famille, la vérité revient systématiquement, comme un refrain creusé dans la tête. Il est bon de se soulager la conscience, il est bon de dire la vérité, d'avouer ses craintes. Une vie et des relations saines et équilibrées passent par un esprit sain et équilibré. C'est une des raisons d'être des centres de développement personnel. Personne ne sait, hors des films et récits de propagandes, ce qu'il se passe réellement entre ces murs. Mais ce qu'on sait c'est que ceux qu'on y envoie n'en reviennent pas. De temps en temps, il en ressort une forme, comme une ombre, des visages et des corps étrangers, des voix, qui parfois rappellent de longues nuits à attendre. C'est étrange, comme l'on se fait une famille, loin de la structure unique et hégémonique du Ministère. J’en avais une, dans les tunnels obscurs, des purgatoires sales et étroits, tassés les uns contre les autres pendant des heures, on aurait dit parfois qu'on vivait dans un putain de colon. À Magnolia aussi, moi qui n'ai longtemps connu que la nuit, j'y ai rencontré le soleil. Rita, Vlad, on est nombreux à préférer se fondre dans les ombres, dans les moments, entre le crépuscule et l’aube. Mais Rita a l’air faite de lumière, éclatante et brillante, comme un pulsar au milieu de l'obscurité infinie. Combien même j'ignore ce qu'est un pulsar, mais c'est quelque chose dont avait parlé une fois Dottie, à l'heure du thé. Un pulsar, c'est la lumière qu'il reste après la mort d'une étoile. Et elle avait dit, d’un air très sérieux, pas comme quand on parle juste du thé ou de la maçonnerie, mais plus comme quand on parle des gens, de ceux qui comptent, de ceux de notre vraie famille : Rita est comme un pulsar. J'ignore comment madame Johnson peut avoir autant de connaissances, parfois j'ai l'impression qu'elle sait plus même que Monsieur Hall. Je n'ai jamais rencontré une personne qui savait tant de choses. Des choses minuscules, qui ne vivraient pas en dessous de nous, mais à l'intérieur, pas que dans notre corps, mais aussi dans les objets et même dans des choses qu'on ne voit pas. Et d'autres immenses, comme les étoiles et les galaxies, les quasars et les pulsars, des êtres morts, mais d'une lumière infinie, comme Rita, avait décrit Dottie.

Je crois que Monsieur George n'avait pas de famille, à part peut-être Benny, et maintenant que George est parti, je me demande s’il se sent seul ? J'ignore souvent ce qu'il ressent, j'ignore même pourquoi ils étaient amis. Ils se ressemblaient peut-être, d'une sorte de façon qui était difficile à voir, comme ces petites choses qui vivaient à l'intérieur de nous, des objets, et même de ce qui était invisible. Dottie, Rita et Vlad voient souvent des choses chez les autres que personne d'autre ne voit. Ils me donnent l'impression parfois que je n'ai pas d'yeux, mais Archi a dit une fois qu'ils avaient juste une façon différente de regarder. L'un des flics qui est passé pour George, il ne regardait pas différemment, mais j'ai senti quelque chose. J'ai vu différemment. Pas avec mes yeux. Je n'ai pas vu autre chose que son visage sombre caché par son grand fedora ou son par-dessus beige, je n’ai pas senti autre chose que l’odeur de chocolat brûlé sur son manteau. Mais j'ai ressenti quelque chose, pour la première fois, j'ai ressenti les choses invisibles.

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