[Chronique de Magnolia] 3h37
Note de l’archiviste : Il y avait entre le matelas et les lattes du sommier un petit journal, un carnet bon marché à la couverture cartonnée et au papier fin et légèrement gris, où Rosie, résidente du 11 et voisine du mort, écrivait ses secrets. Rosie avait peur de mourir, la nuit elle buvait pour s’endormir, et quand elle n’y parvenait pas, scrutant sa porte, elle griffonnait des pages et des pages à l’encre noire. Elle écrivait comme quelqu’un qui écrit trop, et bien qu’elle craignait que ses secrets tombent entre de mauvaises mains, son écriture était telle que personne, pas même un membre de la police locale, n’aurait été capable de la lire.
3h37
Le 14 s’est fait refroidir entre hier et avant. J’ai perdu des gens bien meilleurs pour lesquels j’avais pu de larmes, il y a eu tellement de sang versé pour pouvoir encore pleurer. Ces temps nous déchirent et notre ardeur à la liberté s'essouffle, il n’y a rien de pire que l’habitude pour éteindre les révolutions. Nos morts sont une donnée dissuasive pour le Parti, elle mate les foules, agite les cadavres encore frais des nôtres pour installer l’obéissance par la peur. Tous les matins quand je me rend dans le 13, je vois la haute tour du ministère, elle est visible de partout à des kilomètres à la ronde. Les gens s’affairent autour des statues et des portraits du dictateur, ils se conforment sous son regard comme s’il était de sang et d’os. Des milliers et des milliers d’assassins dans la même peau crayeuse sur ce fond bleu, blanc et rouge qui flotte sur toutes les maisons. Les yeux du leader sont partout et la devise étatique “ordre, travail et patrie” se déverse et se grave dans l’esprit des asservis comme un poison. Le peuple ne chante plus les chants de liberté, il psalmodie des prières, des chants religieux. Je préfèrerai mourir que de me mettre à genoux et vénérer un dieu. Je voudrais que l’on me tue si je commençais à prier.
Je crains que cela finisse par advenir, il y a quelque chose de pourri entre ces murs. J'espère que personne ne lira jamais ces lignes ou je serais morte. J'ignore ce que je dois le plus craindre, de cet endroit ou des rues dehors. A chaque patrouille, j’ai peur qu’ils ne m’emmènent. Depuis l’occupation et le coup d’état on a l’habitude de voyager dans l’ombre, on passe par les égouts et les catacombes, mais les accès sont de plus en plus surveillés. Ils nous traquent et nous chassent comme des rats qui ont la peste. C’est ironique, cette ville a toujours été infestée par la maladie et la mort. Ceux qui sont pris ne reviennent jamais, ils disparaissent dans les centres de développement personnel. Est-ce que Georges a été emmené là-bas ? J’ai toujours cru que ce vieillard était un fasciste, rampant dans les couloirs du ministère en petit costume propre dès 8 heures. Il était identique à toutes ces ordures qu’on trouve par milliers du pied à la tête de l’administration du pays, à vénérer la figure du grand leader trois fois par jour. Comme si c’était dieu. Un jour on est chrétien et à la seconde d’un coup d’état, on est fasciste.
J’étais sûre que Georges vivait seul parce qu’il avait livré femme et enfants au Parti. Sans doute pour avoir une plus grande liberté de baiser. Ce gars était un vrai salaud. Je l’ai toujours évité, j’avais peur qu’il me balance. Il était ce genre d’homme capable de vous dénoncer parce que vous aviez pas sourit quand y fallait. La milice ne cherche même pas à vérifier, ils avalent tout, chaque acte ou non acte, parole ou non dit, est un prétexte, une raison. A se demander comment cette grande machine peut bien encore fonctionner. Sans doute pour ça qu’ils augmentent nos heures obligatoires, même les pauvres et les indigents, ceux qui ne peuvent pas travailler, ils les forcent aux travaux d’intérêts économiques. 15 heures par semaine sans un sous et dans la misère. Tout ça pour le progrès, le profit, un homme libre est un homme qui travaille, pour vivre il faut travailler. Le travail, partout, la radio, la télévision, les affiches dehors, ils vomissent, matraquent, les mêmes mots et les mêmes phrases en boucle. Les pauvres meurent, le peuple meurt, pour 5% qui jouent aux dieux. Voilà la grande raison de l’humanité ? Mourir pour servir le Capital. Mourir pour produire la nourriture et les divertissements des riches et des puissants. Mourir comme un gladiateur dans une arène, mourir comme un rouage épuisé. Mourir en pièces interchangeables dans une machine destinée à l’éternelle et grande production.
Je sais que Georges a été tué. Je n’ai rien dit à personne, j’ai peur qu’ils viennent pour moi s’ils le découvrent. J’ai l’impression qu’il y a quelque chose d’immobile devant ma porte, qui ne bouge pas. Je l’ai vu, je les ai vus il y a deux nuits. J’étais au bar avant-hier, Georges s’y rend normalement tous les soirs. Il a l’habitude de fumer dans le petit salon avec un homme, un Benny je crois, qui vit au second. Un type étrange, grand et longiligne, à la peau blafarde et toujours en smoking. Je suis toujours resté à l’écart de ce type, je l’ai jamais regardé, il y a quelque chose chez lui qui me met mal à l’aise. Mais avant-hier, le petit salon est resté vide, toute la nuit. Pas un rat jusqu’à que Rita et son fils descendent après minuit, ils ont été rejoints une heure plus tard par Vlad. Il se faisait tard et nous avons joué aux cartes en buvant puis je suis remontée un peu après. J’ai vu quelque chose, je suis sûre d’avoir vu quelque chose, ce n’était pas un rêve. Il y avait cette grande forme noire immobile devant la porte 14. Je l’ai vu, je n’ai pas halluciné, j’étais peut-être saoule, mais je l’ai vu. J’ai marché lentement jusqu’à ma chambre, j’ai fait comme si je ne le voyais pas, je n’ai vu que son dos, je ne l’ai pas regardé, juste du coin de l'œil. J’ai fermé ma porte à clé, je suis sûre d’avoir fermé la porte à clé. Et j’ai écouté. J’ai entendu un bruit de porte, des voix murmurées et plus rien. C’était réel, l’ombre était réelle, c’était réel, je ne dormais pas, je n’ai pas rêvé, c’était réel, c’était réel.
Et maintenant les résultats du Bingo !
Ici Rita, votre organisatrice de soirée préférée ! Merci à tous pour votre participation la nuit dernière, c'était une belle soirée, notamment la seconde partie. J'espère que vous prendrez tous maintenant cette histoire de stylo au sérieux ! En tout cas bravo à Madame Johnson, j'espère que vous apprécierez votre set de tasses en véritable porcelaine de Limoges fourni avec sa théière originaire du sud de Gifi, on ne peut vraiment rien vous refuser ! (et passez donc me rendre visite à l'occasion au 5ème, promis, je ne mords pas !) Oh comme c'est amusant. Maintenant, comme je sais que vous en êtes tous et toutes très friands, passons au tableau des résultats !
Malgré la durée écourtée du Bingo, Madame Johnson a tout de même réussi à remplir 7 grilles complètes ! Quel beau score Madame Johnson, à la hauteur de votre réputation ! Êtes vous sûre d'être vraiment humaine ? Non je plaisante.
Je pense qu'on peut dire que Monsieur Guffin nous a tous et toutes étonnés ce soir, et en bien des sens ! En tout cas, il finit deuxième au bingo, avec 4 grilles complétées, dont une dans un affrontement en 5 manches, 3 manches gagnantes, de badminton. Il repart avec le manuel technique d'un four micro onde combiné modèle NO Prime Deluxe, accompagné de sa garantie fabricant, dépassée depuis 48 ans, 25 mois, 7,19 semaines, -71 jours, 03 heures et 5,40 minutes (merci de vous mettre en contact avec le numéro 207 du 4ème s'il vous plaît, il s'est plaint plusieurs fois de problèmes techniques avec son modèle dont il aurait semble-t-il perdu le mode d'emploi).
Marilyn quel délice, votre tenue était exquise ce soir je dois dire, vous m'auriez coupé le souffle si je respirais encore. Vous n'avez peut-être rempli que deux grilles mais à mes yeux vous avez plutôt triché, sachez que j’ai une bonne mémoire des nombres Marilyn. Malgré tout vous arrivez troisième, ce qui vous permet d’obtenir en récompense un échantillon gratuit !
Edouard, vous avez aussi brillé par votre présence ! J'en profite pour rappeler que proposer l'achat et la vente de grilles pré-remplies est interdit et que le bingo n'est pas comme cité "un jeu injuste pour des ploucs et des sexagénaires" mais un jeu de hasard prenant part dans un cérémonial social extrêmement précis. En tant qu'organisatrice je me dois de vous rappelez que vous serez exclu du bingo au bout du second avertissement pour pratiques commerciales déloyales, par ailleurs, apportez un stylo enfin, il y aurait pu avoir des morts graves !
Archi, votre présence est toujours un plaisir comprenez, mais vous n’avez pas semblé encore saisir tout à fait le principe du jeu. Enfin, ce n’est pas grave, ça viendra, comme on dit c’est en forgeant qu’on devient forgeron ! (Et, c’est sans doute aussi sans importance, mais il paraît que vous auriez dans vos effets la boule numéro 89 ? S’il vous plaît, rendez-là, certains d’entre nous supporte mal la frustration)
A ce sujet, j'ai là un mot de Benny laissé dans la bibliothèque, dans le rayon “livres anciens et peu intéressants que tout le monde trouve bon de dire avoir lu”, qui souhaite présenter ses excuses pour le déroulé des événements où il s'est trouvé très directement impliqué. Je ne peux malheureusement pas vous lire la feuille et il serait irresponsable de l'afficher au tableau des annonces, mais je peux vous décrire un dessin se trouvant au dos. Il représente une petite maisonnette en feu dessinée dans un style enfantin, avec deux personnages bâton devant, l'un couché à l'horizontal et l'autre à la verticale, il y a un petit soleil dans le coin, à gauche. Comme c'est charmant, je crois. En tout cas je pense que nous pouvons tous comprendre et pardonner la réaction de Benny, il est extrêmement irritant de ne pas pouvoir cocher sa grille parce que votre voisin emprunte continuellement votre stylo. S'il vous plaît, faites un effort.
Vlad, très cher, heureusement que tu es meilleur cuisinier que joueur de bingo, c'est sans doute parce que tu ne dors pas en cuisine… Tu as quand même réussi à remplir 5 colonnes, c'est déjà ça bravo.
Rosie, chérie où étais-tu ? Avec ce score de deux lignes à peine, sûrement dans les nuages ! On vous mettra avec Vlad la prochaine fois vous ne serez pas ennuyée. (Passez aussi me voir au 5ème me raconter vos histoires de cœur, j'adore les âmes en peine)
Et voilà qui clos les scores du bingo ! Passons à l'empoignade et au combat de savate suite à l'esclandre entre Benny et Edouard. La prochaine fois mon chaton rappelle toi que “emprunter” sans les rendre, des affaires à un camarade ayant une légère tendance à glitch à travers le tissu du réel, n’est pas la chose la plus intelligente.
Et c’est ainsi que nous pouvons passer au résumé de la seconde partie de soirée, et puisque je vous sais férus d’analyse sportive, j’essaierai de vous rendre compte fidèlement de ce festival de la savate improvisé. Et comme tout spectacle improvisé, il commence par une action extraordinaire de Benny avec un revers balancé frontal dans le plexus d’Edouard. Ce qui le fit voler majestueusement, mais disqualifia aussi Benny d'entrée de jeu, puisque pour effectuer ce coup il posa la main au sol (ce qui n’est plus réglementaire depuis plusieurs décennies mon chou). Touché dans l’orgueil (et le plexus !) Edouard jeta une insulte à son adversaire qui ne tomba pas dans les oreilles d’un sourd… mais de Monsieur Guffin ! Je ne pouvais pas entendre ce qu’il s’est dit, mais ce dernier s’est levé en hurlant “Connerie de Roast-Beef!!” avec un regard halluciné. Avant de coller un direct du droit à un jeune homme à sa gauche (pourquoi ?) qui esquiva, le coup finit bien heureusement sa course dans son voisin de droite qui est tombé raide chaos ! Quelle ambiance mes amis ! L’heureux encore conscient a hurlé : “Qu’est-ce qu’il te prend abruti de chauve!”, ce qui n’eut pour effet que d’accentuer la colère de Guffin, mais aussi de Benny (bien heureusement ce dernier était en train de se faire maîtriser par Vlad).
Dans cette situation critique, Marilyn s’en prit à l’avant bras de sa voisine de chambre en la mordant sauvagement, un très beau geste, propre et technique. La raison avancée par mon nuage de douceur dans le royaume de soie est, je cite: “C’est une grosse pétasse”. Avis qui ne pouvait pas être partagé par Edouard, qui lui se contentait de sentir le camembert dans les pommes ! (ce qui est très bon cuit au barbecue nonobstant) Néanmoins, c’était l’action de trop pour que je puisse réellement suivre ce qu’il se passait dans la salle transformée dans cette foire d’empoigne spectaculaire. Le dernier instant où je pus apercevoir madame Johnson, elle était rouge de colère avec sa tête dépassant d’un cadre arraché du mur. Il y eut aussi dans l’allée centrale, quelques séries d’assauts à la canne de combat (des barreaux de chaises mais tout de même). Le conflit se transforma alors rapidement en rencontre de baseball, telle qu’on en eut jamais vu, même lors des World Series de 1919, lorsque les participants se rendirent compte qu’il était possible d’utiliser les verres comme projectile.
C’était un grand moment, merci à tous pour votre présence et votre participation à cette ouverture de la saison du Bingo ! Pour terminer, j’aimerai vous rappeler que si vous êtes mauvais au jeu et que madame Johnson y est exceptionnellement talentueuse, ça ne saurait être ma faute. “Git Gud” comme dirait mon fils. Je ne saurais tolérer que l’on insulte mon honnêteté et mon impartialité et j’espère que le sycophante étant venu proférer ces calomnies sur l’estrade, profitant du désordre général, sera le dernier à mettre en doute ainsi ma probité. Cela ne m’a pas laissé le choix d’agir, de manière mesurée et définitive, bien que dans le chaos peut-être un peu promptement. C’est ainsi que nous accueillons un nouveau locataire à l’étage 5 ! Rappelez-vous que les résidents du 5 tolèrent assez mal la frustration et que tout à chacun ici peut facilement perdre son calme, alors n’hésitez pas à être aussi charmant avec lui qu’avec nous autres. Enfin, je tiens à présenter mes plus sincères excuses pour ceux qui ont pu être frappés devant l’horreur de la scène. Cela a néanmoins permis de mettre fin à la bagarre générale, à la satisfaction de Monsieur Hall. J’ai ainsi été, de très loin, la personne la plus responsable de la soirée et je vous remercie de le reconnaître. Pour terminer, comme dirait notre cher hôte, n’oubliez pas qu’au Magnolia Hôtel, nous assurons votre tranquillité ! C’était Rita, bisous.
(Co-écrit avec Bicheyte)
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