[5 mots] texte 1 : Parchemin, plume, danse, feuille, horizon
TW : Abandon d'enfants
Carole était pour ainsi dire, une femme heureuse. Mariée à un homme charmant, jeunes quarantenaires installés en banlieue pavillonnaire, barrière blanche, parterres de fleurs multicolores, 2 enfants et un troisième à venir, 2 garçons et ils espéraient pour le dernier une fille. Carole était heureuse et à sa place, elle avait un travail et une carrière gratifiante, elle avait fait des études de mathématique et était chercheuse pour un laboratoire de recherche, elle espérait bientôt obtenir une promotion de directrice de section. Son mari était un ingénieur, rencontré sur les bancs de l’université il y a de ça 20 ans, un homme à la carrière accompli et à qui il restait encore bien des défis et des batailles à gagner pour se hisser là où l’emporterait le grand rêve américain. Carole était heureuse, c’est certain, alors qu’elle contemplait la pelouse impeccablement tondue, ses rosiers aussi frais et brillants que s’ils étaient fait de plastique, la barrière et le petit portail blanc qui délimitait les bordures de leur propriété. Ici, là où elle appartenait, sur ce grand terrain d’herbe dans cette maison de banlieue, mathématicienne appartenant à un grand labo de recherche, épouse d’un ingénieur brillant qui rentrait aussi tard qu’elle chaque soir, mère d’un adolescent capricieux et d’un petit garçon angélique, et portant dans son ventre le fruit de son héritage. Elle porta le verre de vin à ses lèvres et le vida d’un trait. Elle n’avait que faire de l’avis de son voisinage, de ces commères avec qui elle jouait au bridge chaque dimanche, et dont la principale activité était de scruter chaque fait et geste de tous leur voisin, cachées derrière leur rideaux légèrement tirés, juste assez pour voir au travers, ou faisant mine de prendre soin de la pelouse. Cette belle pelouse verte et luisante comme si elle était faite de plastique. Avec ces fleurs aux couleurs criardes qui de plus en plus lui paraissaient presque fluorescentes. L’air sentait le jasmin et le lilas, la rose et je ne sais quelle autre connerie de plante parfumée.
Il y avait un temps où elle pouvait encore imaginer une ligne d’horizon dans sa tête, elle pouvait se projeter dans cet espace sans limite, ce point que chaque pas qu’elle ferait en avant ne cesserait de repousser. Toujours plus loin. Et jusqu’à qu’elle ressente l’oppressif renfermement de ces pavillons autour d’elle, jusqu’à que la barrière blanche parfaitement entretenue ne lui donne l’impression de vivre dans une cellule de prison, jusqu’à que les barbecue entre voisins le samedi ou les parties de bridges ne lui apparaissent comme d’intenses séances de torture dont elle aurait fait tout pour s’échapper, elle croyait jusque là qu’elle suivait toujours ce point lointain sur l’horizon. Elle pensait qu’elle avançait toujours dans ce chemin sans frontière ni limite, cette ligne invisible que chaque pas qu’elle faisait repoussait en avant. Maintenant l’horizon était une barrière blanche impeccablement entretenue, les façades crèmes et les jardins lisses qui puaient la rose des maisons de l’autre côté de la rue, un mari qui lui aurait tout autant plu s’il avait été invisible, un rôle de mère qu’on avait jeté sur elle comme si ça avait été le poids du monde. Il y avait une époque, lointaine, dont elle se souvenait à peine, où sa progression vers l’horizon était motivée par des passions et des rêves. Une époque faite de pointes et de juste-au-corps serré, de tutu pailleté, de chignon tiré à quatre épingles, de scène et de feux de projecteurs. Aussi exigeant soient les cours de danse classique dans lesquels elle avait été mise enfant, c’était un des rares endroits où elle s’était sentie libre. Où le poids de ce qu’était être une femme, une petite fille à l’époque, ce poids qui ne cesserait de devenir plus lourd alors qu’elle devait se tenir toujours plus droite, ce poids, lorsqu’elle dansait, devenait aussi léger qu’une plume. Son esprit rempli de codes et de poupées, de règles et de stéréotypes s’était dégagé à cet instant précis, sur la scène où enfant elle avait dansé dans Casse-Noisette. Pour la première fois, elle avait vu l’horizon, un point sans limite, une ligne qui reculait à chaque pas qu’elle faisait vers l’infini. Elle s’était tendue, étirée, cherché à toucher cet objectif inatteignable, celui d’un voyage, d’une aventure qui n’aurait pas de fin.
Mais d’autres avaient décidé autrement, professeurs, conseillers d’orientation et ses parents l’avaient arrachée de la danse pour la poser sur le siège serré de son avenir, celui d’une carrière brillante dans les mathématiques. La feuille de route toute tracée de son futur, comme si l’histoire de sa vie était une chose prédestinée, écrite dans une encre ancienne sur un vieux bout de papier par un vieillard bizarre, avait mis fin à sa course contre le soleil. Ici, l’horizon avait trouvé une fin. Carole était heureuse, elle avait scrupuleusement suivi le guide de conte de fée, ils se marièrent, eurent beaucoup d’enfants, et vécurent heureux pour toujours. Et quoi ? Fin ? Sa vie devait-elle s’arrêter ici à quarante ans, enfermée comme une jument entre quatre barrières blanches ? Si être une héroïne de conte de fée était comme ça, elle plaignait Cendrillon et toutes les autres. Mais c’était là tout, n’est-ce pas ? Il n’y avait pas de grands textes du destin, dictant le moindre de ses faits et gestes, inscrivant le court de son existence et de sa fin sur un grand parchemin magique. C’était ses parents, c’était ces professeurs, ces autres garçons dans la cours d’école, sur les bancs de l’université, dans la rue, partout, qui lui disaient quoi faire, qui être, comment, pour rentrer dans la petite cage dorée des quatre barrières blanches et d’un rôle d’épouse et de mère qui avait le luxe de pouvoir accomplir une belle carrière, non comme les femmes d’antan reléguée aux travaux de la maison et aux enfants.
Un taxi jaune tourna au coin de la rue et s’arrêta devant son portail. Elle prit son sac et leva le menton, avançant fièrement dans l’allée devant les regards plein de mépris des gorgones qui étaient sorties sur le pas de leur porte. Elle se glissa à l’arrière du véhicule et ferma les yeux, imaginant la ligne d’horizon loin devant elle alors que le taxi démarrait. Elle avait laissé une lettre d’adieu, sur la table de la cuisine, celle-là même où elle avait cuisiné chaque jour que dieu fait les repas de ses enfants et de son mari. Ses enfants, elle porta une main à la grosseur sous sa robe printanière, essayant de ne pas laisser la culpabilité de ce qu’on l’avait forcé à être l’envahir. Elle aimait ses deux garçons, mais elle ne pouvait plus supporter d’être une héroïne de conte de fée coincée au point final de son histoire pour toujours. La fin serait son dernier souffle, et jusque là elle avancerait sans s’arrêter vers la ligne infinie de l’horizon.
Cal
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