Les Oiseaux du temps : L'histoire dans l'histoire
Ok, j'étais là entrain de me prendre la tête sur est-ce que je fais ça ou ça et finalement ne rien écrire pour ce blog (ce qui entre nous provoquait en moi une frustration assez merdique qui m'empêchait juste d'écrire quoique ce soit). Pourtant, je parle assez facilement, que ce soit sur twitter ou sur twitch (et maintenant Mastodonte au fait aussi) de ce que j'ai vu, lu, entendu, de ce que j'ai trouvé formidable, ou assez mauvais, mais en réalité, surtout de ce qui me passionne (confère les heures de digression sur ma licence favorite de SF, dont je promets de ne pas citer le nom dans cet article).
Bref, tout ça pour dire, j'ai lu un livre. Y a beaucoup de gens pour qui c'est un fait assez anecdotique, pourtant l'histoire s'étend au-delà de ces quelques 190 pages qui la composent. Elle débute dans ce que beaucoup appelleraient une froide après-midi de novembre, cliché s'il en est et malheureusement j'aime le froid et je trouve l'hiver plutôt chaud. C'était donc une chaude après-midi de novembre, où une amie m'avait accompagné en train dans la grande ville d'à côté. J'avais un rendez-vous que j'appréhendais avec l'association pour les victimes de violences conjugales. Avant de repartir nous avons passé un moment dans les petites rues, près du centre, pris du jus de pomme et une crêpe et explorés les recoins sombres d'une librairie étriquée et étroite aux étagères lumineuses. Pendant mes cinq années d'études (six, j'ai redoublé le M2 parce que j'avais juste pas écrit mon mémoire la première année), je m'étais plongé dans les lectures universitaires et des pièces de théâtre, des techniques de mise en scène de Peter Brook, aux formes révolutionnaires du théâtre politique d'Augusto Boal, à la poussière des livres d'histoire du 19ème siècle, tout en construisant une tour de pièces entassée comme un fort en lego dans ma bibliothèque. Bref, j'ai arrêté de lire. Je lisais pour la fac, j'analysais, étudiais, décortiquais, adaptais, fouillais à la recherche de sources et de traduction en anglais ou espagnol d'analyses allemandes et polonaises de mon sujet d'étude. Pendant ces quelques années j'ai oublié d'aimer lire, la recherche me plaisait et j'y passais tout mon temps, mais j'ai oublié les collections fantasy du rayon jeunesse de la médiathèque public du village où j'allais le mercredi après-midi, après l'école.
Pour un petit village perdu, c'était une belle médiathèque, il y en avait pour tous les goûts, et j'avais tellement lu que quand j'étais venu désœuvré demander qu'est-ce qu'il restait du rayon jeunesse en fantasy que je pouvais lire, le bibliothécaire m'avait invité à le suivre et m'avait guidé dans le rayon adulte. Il m'avait proposé un certains nombre de lectures, pas certain qu'elles soient toutes bien adaptées à mon âge, mais il savait que les histoires classiques ne m'intéressaient pas (et j'ignorais encore que la SF allait devenir mon genre de prédilection). Mais pour lui, peu importait que je dévore l’entièreté du rayon BD et fantasy jeunesse, que je ne connaisse jamais l'histoire de poil de carotte et que j'ignore totalement le club des 5 (j'en ai lu une fois, ça se laisse lire mais c'était clairement pas mon kiff), son taff c'était de donner des choses à lire que les gens aimaient. (d'ailleurs, pour les puristes de ouvrir les horizons littéraires des jeunes parce que même si tu lis milles pages par jour si c'est pas Zola ça vaut pas le coup, il m'avait aussi suggéré des choses hors de la fantasy, dont certaines que j'ai lu et beaucoup appréciées. En fait, on donne plus envie de lire en ciblant d'abord les goûts de quelqu'un, puis en suggérant des choses à coté qui pourrait aussi lui plaire, plutôt qu'on portant un jugement classiste sur ses goûts et en le forçant à lire des sujets de lecture qui l'ennuient)
Mais bref, j'ai continué, pendant longtemps à arpenter les rayons des CDI, puis la filière littéraire a commencé à restreindre mes choix de lecture, il y avait tant à lire pour les cours et le bac, qu'il restait peu de place pour le reste. Ulysse et les Liaisons Dangereuses étaient un banger, Pascal me faisait rire, la nuit avant l'examen sur les Lettres Persanes je jetai le livre à travers ma chambre, abandonnant à quelques 100 pages de la fin ce qui sonnait à l'époque comme une ennuyeuse description de tapisserie (in fact, j'ai aussi lâché La Disparition quand il décrit un tapis vers le début, je crois que j'aime pas quand j'ai l'impression qu'on passe une éternité à me parler de tapis). Mais voilà, la fac arrive et mes lectures pour le loisir s'amenuisent jusqu'à totalement disparaitre, et très vite je travaille de 9h du matin à tard dans la nuit pour finir mon mémoire. Puis, rien.
La fin de la fac laisse un vide conséquent, le quotidien, auparavant dévoré par mes activités universitaires, laisse apparaitre un début de dépression et une vie de couple qui se détériore. L'année suivante je vais voir mon premier psy, et l'année d'après je renoue avec la lecture et découvre enfin 1984, parmi d'autres, sur un lit d'hôpital. Je passe deux mois d'internement à lire. Je lis enfin un livre de Tolkien en entier, et surtout, je lis énormément. Une gigantesque pile s'est construite sur ma table de chevet, et au fur à mesure, les livres du dessus passent en dessous. Les infirmières de nuit prennent l'habitude de me voir attendre les medocs du soir en lisant un chapitre dans le couloir. L'une d'elle me demande en me donnant ma camisole chimique où j'en suis par rapport à hier et je lui raconte, à l'intérieur du bureau, la suite de l'aventure, qu'elle écoute chaque soir comme l'épisode d'un feuilleton. Les livres parlent de beaucoup de choses, certains me passionnent, d'autres me rebutent. Mais, je ne peux pas abandonner même quand je déteste, parce que ça me dévore, parce que je sais qu'une fois rentré chez moi, je serais incapable de lire la moindre ligne. J'avale toutes les histoires comme si je n'avais pas mangé depuis des jours et que je savais qu'un gouffre sans fin allait bientôt de nouveau m'engloutir.
Le gouffre revient, la brume des médicaments aide à y voir flou, mais la psychiatrie me rend faible, l'enfermement, le conditionnement, la punition, et les médicaments, encore et encore, les médicaments. Et si l'obscurité dans ma tête est bienvenue quand je vais dormir, je suis frustré par l'absence de sens dans mes pensées, par le manque de créativité entre mes doigts, et lui se sert de la brume pour éteindre toutes mes résistances. Je suis un pantin et j'évolue dans une perpétuelle dissociation, je me réveille le matin, marche jusqu'à l'hôpital de jour, passe des heures dans des activités sans sens et sans but entre lesquelles d'autres heures passent dans l'ennuie des salles communes vides et des cigarettes sur le perron, je ne mange quasiment plus, rentre et vole du temps sur twitch, sur des jeux vidéos, en regardant des séries, gagne du temps, avant la nuit. Rien d'autre, du vide, encore et encore, ignorer, dissocier, mourir et recommencer. Jusqu'à que je m'en aille.
J'ai l'impression de m'enfuir comme un voleur, j'ai préparé mon coup pendant des semaines comme si je préparais un cambriolage, aidé par un certains nombre de complices qui organisent ma fuite. Je vole une infime partie de ce qui est à moi, j'emporte le plus utile, le plus pratique, pour le temps qui va suivre, j'abandonne tout le reste. C'est assez fou, comme il y a de nous dans les objets qu'on laisse derrière soi. Et je roule si longtemps sans pouvoir m'arrêter, incapable d'arrêter, avec si peu qui compte encore pour moi dans l'habitacle de la voiture. Je sais au fond que ces vêtements ne me vont plus et que le reflet de la personne dans ces robes m'étouffe et me tue, j'ai pris le peu de photo que je possède de gens perdus depuis longtemps, et mon matériel informatique, ça fait si peu de sens à ce moment, je n'ai plus d'endroit où vivre, mais il faut que je le garde, j'en aurais sans doute à nouveau besoin. On dit que les choses vont finir par revenir comme avant, mais il n'y a pas vraiment d'avant pour moi, aucun auquel je souhaite revenir, alors je ne sais pas à quoi m'attendre pour la suite.
Après. Quelques mois plus tard et par une chaude après-midi de novembre, je rentre dans une librairie étriquée et étroite aux étagères lumineuses. Je n'ai pas lu la moindre chose depuis si longtemps, tout m'échappe, la brume habite toujours mes pensées et rien n'a de sens. Mais, je reconnais quelques titres, quelques semaines avant, après avoir repris le stream, j'avais passé en revu l'actualité culturelle du mois de novembre et avait abordé quelques livres sortis récemment, j'avais aussi en mémoire les suggestions de la dernière vidéo que j'avais regardé de Mx Cordélia. Je n'ai pas assez d'argent pour emporter plusieurs livres et de toute façon je sais que je n'arriverai pas à les lire. Mais, il y a ceux-ci, et je n'arrive pas à me décider, entre Les Oiseaux du temps de Amal El-Mohtar et Max Gladstone et les Abysses de River Solomon. Le libraire n'aide guère, il a lu les deux et est incapable de me conseiller sur lequel choisir : Les Oiseaux du temps est une merveille, tant dans l'écriture que dans l'histoire. Pour autant, il lui semble impossible de passer à côté de la lecture de Abysses, bien plus sombre et bien plus réel, la fiction y dépasse son cadre fantastique et s'enfonce dans les profondeurs de l'histoire traumatique des peuples noirs. Finalement, j'emporte les deux avec moi, les décisions qu'on prend dépassent souvent les choix proposés au départ.
L'on rentre et chez elle je me retrouve dans la chambre où je passe le plus clair de mon temps depuis que je suis là, deux livres posés sur un lit envahi de toute sorte de choses, mais où surtout je me laisse peu de place pour dormir. Je sais rapidement par quoi commencer, les Abysses est une lecture difficile que je lirai plus tard, quand mes pensées seront elles-mêmes moins sombres. Mais, devant la couverture bleue et ses deux oiseaux sur un fil, je reste prudent. La curiosité est plus forte que le sentiment envahissant du brouillard qui me dit que je vais me perdre si je dépasse la couverture. J'aime les contours, des livres, des histoires, les contextes, d'où elles sont venus, comment ont-elles étaient faites. Alors je commence par le contour comme d'habitude, ce qu'il y a hors du récit dans les petits textes, titre, résumé, auteurs, édition, dédicace. Elle signe à toi, et c'est tout ce qu'il y a, est-ce de Bleu à Rouge ? D'Amal à Max ? D'un anonyme à un autre ? Ce à toi, volontairement flou, semble s'adresser à qui l'on veut et aussi quelque part aussi à soi. Cette invitation passée j'ouvre enfin réellement le livre, l'histoire à l'intérieur, et regarde la première page, c'est plus un test, un pas prudent dans l'eau pour évaluer, examiner, observer.
"Ses armes et son armure se replient en elle comme des roses au crépuscule."
Les mots me frappent. Glissent sur mes pensées et tombent, à travers le brouillard, vont profondément, dans mes entrailles. Rouge arpente le champ d'une bataille qui vient de se terminer, un combat qu'elle a gagné, pourtant quelque chose la préoccupe, une succession d'anomalies qui semblent la suivre et la précéder partout à travers les fils. La première lettre trouvée sur le champ de guerre répond d'une certaine façon à sa première question : pourquoi j'ai l'impression que quelque chose est entrain de m'échapper ? Mais la lettre de Bleu amène bien plus de questions que de réponses. Qui es-tu ? Sous ce nom indigo.
La correspondance jetée comme une provocation à Rouge, une offre de combat, une chasse alléchante entre deux soldats ennemies, devient l'espace singulier d'une nouvelle réalité, un livre secret que partagent Bleu et Rouge. Les lettres créaient une place, quelque part hors du temps et de la guerre qui y fait rage. Cette liaison, autant dans la forme même de la correspondance épistolaire, que dans la passion et l'amour naissant entre elles, leur vaudrait la mort si leur deux camps la découvrait. Alors elles se cachent, dans le son, l'éther, les formes des nuages, sur le dos griffonné d'une addition laissée sur la table d'un restaurant, dans les entrailles d'un animal et le mouvement des oiseaux, dans le goût des graines de sumac, dans le poison des fleurs et dans des hallucinations. Et elles rêvent, d'un thé dans ce salon quelque part en Europe, d'un moment à deux, sous le porche d'une maison près du Mississippi, à regarder le soleil, de confortables canapés où se blottir pour lire ensemble quelques livres du 19ème ou du 20ème siècles de la Terre. Les lettres les remplissent d'histoires et de désirs, inaccessibles, ces lieux et ces époques ne sont pas les leurs, ces mondes ne sont pas les leurs, et Bleu et Rouge sont des ennemies.
Le monde se plie, la physique et les lois mêmes du réel ici ne sont rien, les mots eux-mêmes ne forment rien de connu, reconnaissable, mais ils coulent et creusent le lit de quelque chose, ici ils construisent et inventent et les images se dessinent malgré la persistance du cerveau à penser que tout ceci n'existe pas. Ce qui est dit est, ce qui est décrit existe désormais, combien même ces images n'auraient de sens, elles entrent en moi et s'inscrivent profondément dans mes entrailles. Les mots tissent des univers et les changent à loisir. Rien ne dure. Mais, la guerre, elle, parait éternelle, comme deux forces immortelles, deux Titans qui combattent pour modeler la toile du réel. A la manière de Jardin et de l'Agence, et de Bleu et de Rouge.
Je ne lis pas. Je dévore les récits de Rouge et de Bleu, de leur aventures, missions et combats, défaites et gloires, ponctués par les lettres. Chacune d'elle termine et commence un nouveau chapitre. Les mots coulent et par-delà la brume je ne vois que Rouge qui parle de son amour pour les ciels de cobalt, Bleu sa passion pour les teintes pourpres des couchers de soleil. Une toile se dessine en arrière fond, l'histoire d'un conflit dont les détails m'échappent, je sais juste que Rouge et Bleu tissent, coupent et renouent. Jardin et l'Agence semblent des noms lointains, comme s'il n'y avait pas de place ici pour la guerre, dans ce petit monde singulier que Rouge et Bleu se construisent à travers les lettres.
Mais à mesure que l'on voyage de fil en fil, la liaison de Bleu et de Rouge attirent certaines attention, leur camps respectifs les cherchent, traquent, se rapprochent et désormais je connais leur noms. Je mangeais les comptes rendu de missions, les engloutissant pour pouvoir boire les lettres, fouillant à travers l'histoire les traces des échanges de Bleu et de Rouge. Mais à présent je m'attarde, je sens les regards de Jardin et de l'Agence, en même temps que Bleu et Rouge sentent que quelque chose les observe. Contrairement à moi qui ignore tout des mondes dont elles viennent, elles savent ce qui les suit, elles savent qu'elles sont examinées et surveillées. Elles savent que si Jardin ou l'Agence ont connaissance de leur échanges, ça sera la fin de tout ce que les lettres ont bâti entre elles. La toile se resserrent et les lettres se teintent, d'inquiétudes et de désespoirs. La hâte de la prochaine page, la prochaine aventure, se transforme en anticipation et en crainte. La soif et la curiosité pour ce que seront les prochains mots de Rouge et de Bleu, la forme qu'ils prendront, se changent en peur, qu'une de ces lettres soit la dernière, que sa forme soit celle de la fin. Pourtant, alors que les mois espaçaient mes séances de lecture, plus j'approchai de sa conclusion, plus la frénésie et le désespoir de ses personnages m'envahissaient, plus j'accélérai ma lecture pour en connaitre le dénouement.
Je l'ai fini il y a quelques jours. Un an est passé. Une année ponctuée de lettres, d'autant d'histoires d'amour que Bleu et Rouge avaient de noms et de visages, vermeille, azur, sang, bleuet, coquelicot, céruléen, carmin, ciel, rubis, marine, cramoisie, aigue-marine, cardinal, turquoise, écarlate, saphir, grenat. Héroïnes protéiformes aux milliers de visages de femmes. Bleu et Rouge sont des mosaïques, et s'élèvent aux rangs d'Athéna, Circé, Hestia, Coyolxauhqui, Freya, Isis, Hel, Ala.
Je pourrais encore écrire sur l'adresse de la plume d'Amal El-Mothar et de Max Gladstone, sur la finesse de leur mots et comment l'écriture s'intrique et se lie dans le fond et la forme avec le récit, sur la justesse de sa narration et la flamboyance de l'histoire d'amour de Rouge et de Bleu, un levé de soleil sur un ciel de nuit. Mais, les mots écrivent des histoires et ne sont pas là pour les décrire, et c'est toute la force de l'histoire des Oiseaux du temps dont le récit descend, va bien au-delà des schémas et des connexions, des lectures et d'interprétations, pour s'inscrire profondément au fond de soi. C'est une histoire que je n'ai pas seulement lu et cela faisait longtemps que je n'avais pas eu l'occasion de vivre une aventure à travers les pages d'un livre, à travers la vie de personnages couchée sur du papier. Alors je suis content pour tout ce qui m'a mené dans cette librairie, étriquée et étroite et aux étagères lumineuses. Cela a suffi à me réchauffer.
Cal
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